Les Impardonnables, Cristina Campo

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Décédée en 1977 à l’âge de 53 ans, Cristina Campo, originaire de Bologne, publia peu de ses écrits mais traduisit beaucoup ses écrivains « impardonnables », soit les auteurs français, allemands ou anglo-saxons qu’elle révérait. On donna leur surnom au présent recueil, paru – comme l’essentiel de son œuvre – à titre posthume. Affligée d’une malformation cardiaque, celle qui naquit Vittoria Guerini fréquenta autant le monde hospitalier que les scènes littéraires florentine et romaine. Dans Les Impardonnables, l’autrice signe de texte en texte une « profession d’incrédulité en l’omnipotence du visible ». Autrement dit, Cristina Campo croit en la grâce, qu’il lui importe de déceler où qu’elle se trouve, mettant toute son exigence stylistique et son érudition supérieure au service de cette recherche de la transcendance. Entre rigueur logique et pure poésie, le fil de sa pensée n’est pas toujours aisé à dérouler, mais la lecture s’en avère d’autant plus gratifiante – et la qualité du travail de ses traducteurs est à saluer.

Les Impardonnables aborde d’emblée la fascination de l’autrice pour les contes et la poésie – toute littérature de qualité semblant receler cette dernière -, voués à se compléter. Campo loue la profondeur des conteurs français, derrière leur apparente légèreté. C’est par exemple la transformation de la Belle qui rend possible celle de la Bête. La poésie, elle, est équilibre, elle se nourrit du dialogue avec la mémoire, le rêve, le paysage et la tradition.

Au terme du drame japonais, le destin s’est accompli, les noces des amants défunts ont été célébrées, la nacelle est passée sur le lac et les ombres des courtisanes ont chanté le chant non-pareil. Comme l’eau se déverse dans l’eau, l’apparition disparaît. Ce n’est pas elle qui percera le dernier voile. Mais à l’enfant qui écoute un conte, à l’homme qui termine un poème, au dormeur qui juste avant le réveil a franchi le seuil interdit, l’éternel concède pourtant une mesure de lui-même. Rien qu’une mesure, bien entendu.

(…)

(Le conte) commence à raconter pour le plaisir des enfants, puis soudain le conte est un champ magnétique où affluent de toutes parts, pour s’organiser en figures, des secrets inexprimables de sa propre vie et de la vie d’autrui.

Le héros du conte triomphe en se jouant des règles de la nécessité, du réel ; c’est le fou qu’on récompense plutôt que le protagoniste rationnel. Cristina Campo pointe ainsi non sans audace des similitudes entre la Comtesse de Ségur et les Saintes Écritures. « Vers les racines ténébreuses et vers les cieux : les deux directions dans lesquelles la vie se cherche, délicieux scandale, ne sont jamais apparues plus complémentaires que dans le conte ». L’autrice effectue ensuite un détour par Les sources de la Vivonne, référence à la fin abrupte de la quête de Proust et Gilberte, « une espèce de lavoir carré où montaient des bulles ». Nulle déception ici puisque le lieu décrit d’une si frustre manière évoque les quelques pierres demeurant d’un lieu saint. Hélas, avec la modernité, l’humanité perdra peu à peu sa faculté à saisir la puissance d’une telle suggestion. Ce défi à une modernité matérialiste devenue fossoyeuse de la grâce est une posture récurrente chez Campo. Après Proust, « chevalier errant qui défend un sépulcre splendide, un culte voué à bientôt disparaître – un tombeau vide », Les Mille et une nuits : d’abord la quête de la cité de cuivre au terme de l’authentique labyrinthe qu’est le conte lui-même ; elle ne sera accessible qu’à celui qui la cherchera pour accomplir un idéal élevé. L’autrice livre ensuite une réflexion virtuose sur les tapis volants, de leurs motifs géométriques inspirés de ce que la loi divine interdit de représenter figurativement jusqu’à l’explication de leur lévitation, une extase religieuse proche de celle des saints chrétiens.

Dans la foulée, il s’agit d’aborder les impardonnables éponymes, sans cesse coupables de chercher obstinément la perfection, quel que soit le sujet creusé, sans embrasser d’encombrantes questions d’actualité. Le « trappisme de la perfection » explicité par Cristina Campo suppose d’écrire peu, hors du monde, sans autre fin que le texte lui-même. Certains visages sereins qui ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés sont eux-mêmes impardonnables, « étrangers au système qui les contient ». Très présente chez Proust, la litote courtoise ou understatement disparait progressivement de l’époque très littérale qu’est le XXe siècle. Reste Borges. Autre chef d’œuvre en péril, la sprezzatura, soit une manière de distance, d’insolence, d’élégance dans la puissance irradiant de certains nobles d’autrefois. Elle traduisait la bravoure de dirigeants tournés vers le divin, imperceptiblement déconnectés des choses humaines. Ce détachement souverain fut présent chez le Christ et les saints. Or le chaos globalisant de l’époque nous prive des destins qui s’accomplissent en respectant les rites.

Il fut un temps où le poète était là pour nommer les choses : comme pour la première fois, nous disait-on lorsque nous étions enfants, comme au jour de la Création.

Aujourd’hui il ne semble là que pour prendre congé d’elles, pour les rappeler aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu’elles ne s’éteignent. Pour écrire leurs noms sur l’eau : et peut-être sur cette forte houle qui bientôt les aura englouties.

Un parc ombreux, le vert miroir d’un lac où vont de beaux halbrans dorés, au cœur de la ville, de la tourmente de ciment armé. Comment ne pas penser alors : le dernier lac, le dernier parc ombreux ? Celui qui aujourd’hui n’a pas cette conscience, n’est pas un poète d’aujourd’hui. »

Le beau en art, comme dans la nature, est selon Cristina Campo « (l’)inévitable fruit de la nécessitée réelle ». La chose se vérifie particulièrement en littérature. Nous sommes touchés par « les paroles pures, les mots qui ont dans le réel une origine à condition aussi qu’ils soient poussés par la force vitale comme par une matrice et viennent s’épanouir comme autant de fleurs dans la clarté de l’esprit. Des mots-corolles, scandés par leurs voyelles et leurs consonnes, par leurs pétales et leurs nervures. »

À titre d’exemple, Campo loue la beauté du travail de Proust, qui par sa perfection fige et sauve le monde voué à disparaître qu’il décrit. Incontestablement, Proust est un poète. Son talent consiste, comme dans tout art, à faire s’effacer la technique ; trop visible, celle-ci tue l’innocence souveraine de l’enfant, qui devra désormais apprendre et œuvrer à la dépasser. Autre qualité fondamentale en poésie, l’attention, que l’autrice oppose à l’imagination ; c’est l’attention parfaite qui fonde le génie en rendant justice au monde. Elle caractérise les auteurs auxquels Cristina Campo rend hommage en fin de recueil, le poète américain John Carlos Williams et sa faculté à extraire « la saveur maxima de chaque mot », le poète anglais devenu prêtre anglican John Donne, ou Anton Tchékhov, dont le célèbre pessimisme est « le seul optimisme possible » ; la nature lucide et empathique de ce dernier, à la fois écrivain et médecin de profession, irrigue son style à la fois sobre et imprégné d’humanité. Et puis Borges, une nouvelle fois incontournable, pour qui « tout langage est un alphabet de symboles dont l’usage présuppose un passé que partagent les interlocuteurs. » On y lira peut-être de quoi expliquer que la fracturation progressive de nos sociétés se nourrisse d’elle-même.

L’attention parfaite n’est pas le seul apanage des artistes, comme l’autrice l’affirme dans une ode aux anachorètes du désert, dont le bouleversant dénuement rend la vie si pleine de sens. De même, Campo rend hommage aux pèlerins russes qui prient pour approcher Dieu et non lui demander quoi que ce soit. Leur spiritualité est tournée vers la parcelle divine littéralement enchâssée en eux-mêmes, à l’inverse des mystiques occidentaux qui prennent leurs distances avec le corps. Ce dernier phénomène tempère peu à peu l’expérience sensorielle de l’Eucharistie, autrefois fondamentalement violente, quand toute la liturgie d’alors consistait en une transformation des sens humains en sens surnaturels.

«Tout grand tableau est peint contre la peinture. Plus encore, il détruit toute la peinture.»

Ainsi, chaque fois que je lis un grand livre, j’assiste à la destruction du langage. Je vois la parole s’élever au-dessus de tous les langages et ne jamais se poser, comme la langue de Dante au-dessus des parlers italiens.

Quelle mystérieuse intimité lie le grand écrivain à son lecteur et quel abîme le sépare de lui. C’est le ton tout à fait familier d’un conciliabule que seuls les rois peuvent accorder : plein d’allusions secrètes et d’énigmes subtiles, dont chacun se souviendra jusque dans son grand âge et qu’il racontera à ses neveux, comme la rencontre avec Henri V sur le champ d’Azincourt. Du début de La Divine Comédie à la dernière lettre de Pasternak, par exemple, c’est pareille noblesse et pareil abandon. Pétri de douceur, de gravité, le ton reste celui de la confidence et du détachement.

Tels sont les poètes souverains, obéis avant même d’avoir été compris. Et leurs signes doivent être saisis au vol, car nous savons bien qu’au moment où ils parlent à un individu précis, ils répondent devant Dieu pour une entière communauté.

On adhérera ou non à la vision de la transcendance que décline Cristina Campo au fil des très denses chapitres de ces Impardonnables. Reste à en saluer la cohérence du propos d’ensemble ainsi que la langue admirable dans laquelle ils nous sont livrés, résultat d’un engagement dans l’écriture forcément extraordinaire. Reste aussi la question lancinante qu’ouvre Les Impardonnables à défaut d’y répondre de manière définitive pour chacun, celle d’une humanité et d’un monde tout entiers réductibles à l’énergie et la matière… ou pas.

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