Crawford, contreur contrarié mais vainqueur

On ne reconnaît le boxeur d’élite ni à son punch, ni à sa vitesse de bras, ni à sa faculté à envoyer des parpaings par combinaisons interminables : ce qui le distingue, c’est l’art du contre. Il requiert un timing parfait, une compréhension intime de ce qu’est la boxe, un sens de l’observation acéré et une prise de décision rapide à l’extrême. C’est lorsqu’il a déclenché une offensive que l’adversaire s’avère le plus vulnérable : sa garde est ouverte, l’équilibre de sa posture est bouleversé et son attention est fixée sur la cible. Il ne verra pas venir la punition en retour, et ces frappes-là sont réputées les plus douloureuses. Une fois comprise la tactique étonnamment simpliste d’Errol Spence en juillet dernier – en gros : un pas en avant et la droite plongeante sans préparation –, Terrence Crawford s’est fait un festin des ouvertures offertes, acceptant même d’encaisser lorsqu’il était certain de piquer plus fort en retour. Non seulement le contre fait mal au corps et à l’esprit, mais il clôt un échange et impressionne les juges. Dernier bénéfice appréciable : miser sur le contre réduit drastiquement les dépenses d’énergie inutiles. Floyd Mayweather Jr en a fait une carrière de all-time great, en particulier une fois monté chez les welters.

Contre Crawford, personne n’avait aussi bien préparé son coup

À l’heure de préparer la défense de son titre WBA des super welters samedi soir dernier au BMO Stadium de Los Angeles, Israil Madrimov s’est posé la seule question qui vaille : comment priver son adversaire de son atout maître, en l’occurrence le contre ? Même d’une corpulence naturelle plus imposante que celle de « Bud », l’Ouzbek n’ignorait rien du danger encouru à chaque prise d’initiative, encore aggravé par son déficit d’allonge. Il a donc réduit au maximum les opportunités proposées à l’Américain : se balancer continuellement d’un pied sur l’autre pour rendre ses prises d’appuis les moins lisibles possibles, travailler sur un ou deux coups seulement pour écourter ses ouvertures, et limiter l’utilisation des coups les plus risqués qu’il affectionne, comme un jab au corps ouvrant aux contres de fausse garde en crochet droit. Depuis une décennie que Crawford est champion du monde, personne n’avait aussi bien préparé son coup.

Il en résulta un combat tactique avant tout, dont les premiers rounds très calmes évoquèrent parfois un étrange duel de danse folklorique, deux hommes face-à-face sautillant sur place tout en hésitant à déclencher. Manifestant sa contrariété, une partie du public faisait peu de cas de l’intense réflexion tactique à l’oeuvre. Bud était manifestement perturbé par la discipline adverse ; pire, lui-même scruté par un Madrimov réactif et précis, il prenait le cross du droit avec régularité. Le rarissime spectacle d’un Crawford battu en précision avait de quoi intriguer. Il compensait par une activité supérieure et des coups plus tranchants, au corps notamment, rendant les dix premières reprises équilibrées à l’extrême. C’est alors que Bud montra pourquoi il reste le roi.

Le conseiller Turki s’impatiente

On l’avait vu contre Shawn Porter : dans les cas inhabituels où le gibier reste vaillant sur le tard, Crawford accepte la prise de risque, et les accélérations tardives que lui autorise une condition physique d’exception, même à bientôt 37 ans, suffisent à clore les débats. Il ne s’agissait pas de finir Madrimov, peu entamé jusque-là, mais d’assurer le gain des 11e et 12e rounds en vue de lever les doutes sur les cartes des juges, aux dépens d’un adversaire bien peu habitué à ces eaux profondes du haut de sa dizaine de combats professionnels. Peu de boxeurs connaissent mieux leur sport que Terence Crawford, et la victoire, bien que plus serrée qu’à l’accoutumée – sa première à la décision depuis Viktor Postol en 2016 – n’en fut pas moins assurée dans ces championship rounds où l’on vit enfin Madrimov songer à sa survie. Bud aurait-il pu en offrir plus à ses fans ? Disons que pour un vétéran boxant une fois par an, cette première défaite infligée à « The Dream » rehaussée d’une ceinture mondiale glanée dans une quatrième catégorie de poids est à nul doute un accomplissement majuscule, sans doute l’un de ses plus beaux succès enregistrés en carrière.

Entre deux intermèdes à sa gloire personnelle – de quoi rappeler à l’amoureux du noble art que son sport, même en pleine embellie, reste toujours un peu dégoûtant – le nouvel argentier de la boxe mondiale Turki Alalshikh ne dissimula pas sa contrariété au micro de DAZN face aux réticences de Canelo Alvarez à affronter Bud Crawford. Le potentat saoudien a l’habitude qu’on lui obéisse subito presto, qu’importe que Canelo n’ait strictement rien à gagner à boxer un vieux super welter en 2024 – il est riche depuis plus de 10 ans et son succès contre Jermell Charlo fit rigoler la planète entière. Crawford croit en ses chances et veut toucher le super banco, c’est humain et pas dénué de panache, mais on croirait plus volontiers à un titre incontesté dans une troisième catégorie, sachant que les défis intéressants ne manquent pas à moins de 154 livres. Et que les Sebastian Fundora, Serguii Bohachuk, Vergil Ortiz Jr ou Erikson Lubin, pour talentueux qu’ils soient, ne devraient pas empêcher Terence Crawford de contrer.

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