Le boxeur, la soirée et le combat de l’année

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Le boxeur de l’année 2023 est japonais, se teint les cheveux et s’épile les sourcils comme les chanteurs pop de son pays, et pèse 55kg la veille de ses combats. Désigner Naoya Inoue n’est certes pas une prime à la déconstruction : on parle probablement du plus grand boxeur dans l’histoire d’un pays à riche tradition pugilistique, un homme qui concentre la colère de Dieu dans ses poings mais veille avant tout à boxer comme il faut. Des mi-mouche aux super-coqs, le KO qui s’ensuit relève d’une logique implacable sans être une fin en soi. Et si ce « Monster » au sourire d’angelot androgyne en prend une ou deux bonnes à chaque combat, le bougre a continué à avancer sur un puncheur aussi terrifiant que Nonito Donaire en dépit d’un plancher orbital fracturé. Bon courage aux suivants.

Du jamais vu à l’ère des 4 titres majeurs

Mais on n’est pas désigné boxeur de l’année sur ses seules qualités pugilistiques ; combinées au palmarès récent, elles sont plus décisives dans l’établissement du classement « pound-for-pound » des 10 meilleurs boxeurs du moment toutes catégories confondues. À sa tête, selon moi, l’Américain Terence Crawford s’impose d’un souffle, lui qui peut se prévaloir d’un succès en juillet dernier sur un autre membre de ce club exclusif. Seulement voilà : si « Bud » Crawford n’a boxé qu’une fois en 2023, Inoue s’est montré deux fois plus actif. Mieux, il a mis en coupe réglée une nouvelle catégorie de poids, punissant successivement le champion WBC-WBO des moins de 122 livres Stephen Fulton puis Marlon Tapales, détenteur des titres IBF et WBA. Sacré champion incontesté des poids coq le 13 décembre 2022, il l’est donc à l’étage du dessus 378 jours plus tard. Du jamais vu à l’ère des 4 titres majeurs.

Caution : Monster at work

Et puis il y a, surtout, la manière. Fulton était invaincu en 21 combats pros, battre Inoue en eût fait un pound-for-pound, il avait pour lui 9 ans de carrière en super coq et les arguments techniques inoxydables d’un vétéran de Philadelphie… mais il finit traqué d’un coin du ring à l’autre comme un lièvre par un lynx méthodique en rupture de jeûne, et proprement estoqué au 8e. Lui qui misait sur ses jambes fut rattrapé par un Monster jamais aussi tonique sur ses appuis, convoquant la mémoire d’un Manny Pacquiao souverain. Moins côté que Fulton mais tenace et dégourdi, Tapales avait pu constater les limites de la guerre en mouvement. Il prépara donc un tout autre plan de vol, restant devant Inoue, étendant au maximum un efficace jab de gaucher quand il ne cherchait pas les échanges à l’intérieur, usant d’un timing remarquable pour contrer le Japonais et ajustant sa garde haute en shoulder roll pour désamorcer la droite en ligne adverse.

All time great dans le corps d’un chanteur de J-Pop

Les observateurs furent nombreux à louer son intelligence et sa pugnacité. Si l’on ajoute qu’il était au mieux dominé 8 rounds à 1, rendant un coup porté pour trois encaissés, et que son faciès évoquait le fort de Douaumont en décembre 1916 lorsqu’il dut enfin baisser pavillon sur un second knockdown concédé au 10e, on comprend un peu mieux quel genre de boxeur est Naoya Inoue. La question n’est plus de savoir s’il intégrera l’International Boxing Hall of Fame, mais plutôt où s’arrêtera son ascension. À 30 ans, Inoue a affirmé vouloir passer 2024 en super coq, sachant que des confrontations face à Luis Nery, John Riel Casemiro ou Murodjon Akhmadaliev font déjà friser l’oeil enamouré de ses fans. Si le Monster s’avérait capable dans la foulée de nettoyer le repère de briscards et d’assassins qu’est l’actuelle catégorie des plume, on parlerait simplement d’un des plus grands boxeurs de tous les temps. Le seul qui ressemblerait à un chanteur de J-Pop.

4 ceintures mondiales et de bien jolis sourcils

Mais au moment du sacre de Naoya Inoue, ce samedi 26 décembre à l’Ariake Arena de Tokyo, la soirée avait déjà atteint son pic d’émotion depuis une bonne heure. L’histoire est vieille comme le noble art, et le pugilat avant lui : un besogneux dur au mal rencontrait un virtuose plus fragile. Certains de ces duels-là ont fait les plus beaux récits d’historiens à chapeaux et journalistes à cheveux gris. Ils racontent la boxe : dureté contre talent, force contre vitesse, punch contre technique, résilience obtuse contre aplomb souverain. Le costaud, c’était le local Seiya Tsutsumi du Kadeobi Boxing Gym, 9 victoires dont 7 KOs et 2 nuls. Il était favori de ce combat. La pépite, c’était Kazuki Anaguchi du Shinsei Boxing Gym à Kobe, un gaucher qui n’avait abrégé que 2 de ses sorties en professionnels sur 6, toutes victorieuses. Ni l’un ni l’autre des jeunes poids coq ne savaient grand-chose des duels épiques et serrés à rallonge. Le teint en blond et la tignasse rose restaient tous deux perclus de défauts, et offriraient à l’adversaire pléthore d’opportunités à mesure que durerait la confrontation.

Le matador va au tapis

Les observateurs attendaient que Tsutsumi entame les débats avec autorité, au lieu de quoi Anaguchi virevolta autour de lui. Jab et combos de fausse patte, bras arrières sans préparation, retraits au timing parfait, déplacements et pivots des deux côtés, il enquilla les points avec une rare sérénité dans une ambiance de concentration recueillie si caractéristique des publics japonais. Il ne tape pas vraiment, et pourtant il coupa Tsutsumi à l’arcade gauche au début du 3e round. Son crochet du bras avant travailla bien la blessure. Un uppercut fit valser la tête blonde en arrière. La reprise suivante fut à l’avenant, travail de matador net et précis, jusqu’à ses dernières secondes. Tsutsumi était enfin rentré à l’intérieur ; un crochet gauche suivi d’un enchaînement des deux mains envoya Anaguchi et ses certitudes au tapis. Le gamin se releva, guère stable, et retourna pourtant tout droit au charbon. Il serait plus sage au 5e round, qu’il empocha en travaillant à distance. On imaginait l’avertissement sans frais alors que Tsutsumi saignait comme pas permis.

« La dernière chose que vous devez demander à un boxeur en danger,
c’est s’il veut continuer, parce qu’il vous répondra toujours oui ! »

Arthur Mercante Sr

On avait tort. La seconde partie de combat fut invraisemblable. Une grosse droite au 7e valut un deuxième knockdown au favori. Fatigué, Anaguchi réinstalla pourtant sa boxe d’orfèvre dans la reprise d’après. Main gauche trop basse, il chuta encore une fois en début de 9e, un nouveau cross le cueillant de plein fouet, avant d’accepter de violents échanges de coups puissants en milieu de ring. On admira son cran sans approuver ses choix. En tombant 3 fois, il avait perdu autant de points que Tsutsumi en concédant 6 rounds. Le 10e serait décisif, gueule en chou-fleur contre réservoir à sec. Anagushi garda Tsutsumi à distance. Il allait le faire. Et puis non : le laborieux prévalut sur une nouvelle série. Son 4e knockdown, il l’arracha avec la discipline bornée d’un train de marchandises. Elle était moins belle que les inspirations d’Anaguchi, mais tout aussi magnifique. C’est lui qui s’imposa aux points, dans un combat dont rien ne laissait augurer qu’il irait à son terme une poignée de minutes auparavant.

Souvent la même histoire

Tsutsumi remporta ainsi le « Bantamweight Monster Tournament Finals. » Toujours champion du Japon des moins de 118 livres, il eut le triomphe grave. Les jambes de Kazuki Anaguchi spasmèrent bizarrement alors qu’on le soutenait pour regagner le coin bleu, on l’aida aussi à marcher vers la sortie, puis on l’emmena à l’hôpital. Quatre jours plus tard, il serait opéré en urgence à 23 ans d’un hématome sous-dural. En clair : on lui ouvrit le crâne pour sauver ce qui pouvait l’être. Ravi, j’avais de mon côté assisté à la soirée et au combat de l’année, ainsi qu’au triomphe de son plus beau champion. Cette histoire-là aussi est vieille comme le noble art, et le pugilat avant lui. Je ne sais toujours pas bien quoi faire de tout ça.

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