Marvelous Marvin Hagler, 1954-2021

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J’ai choisi Marvin Hagler comme idole sportive parce que je ne lui ressemblais pas du tout. L’affaire a pris du temps : préadolescent, il me fascinait comme les méchants dans les films, je me rappelle ses photos patibulaires dans l’Équipe Magazine, crâne lustré et deltoïdes saillants, les images des combats d’une violence irréelle attrapées chez les voisins à décodeur Canal, pour tout dire l’aura d’invincibilité maléfique du personnage. Le 7 avril 1987 au matin, happé comme il se doit par le parfait storytelling du combat contre Ray Leonard, j’appris avec soulagement devant mon bol de Nesquick que le camp du bien avait fini par triompher, que le tyran sanguinaire était déchu de ses couronnes, que le gentil avait gagné. Exit la brute épaisse, et générique de fin.

La tactique de l’opossum

Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre pourquoi j’aimais tant la boxe, et, à mesure que j’en appris sur son compte, pourquoi je révérerais Marvin Hagler en particulier. Pour qui en est dénué, le courage physique insensé des boxeurs force l’admiration, mais y voir leur unique qualité hors du commun est infiniment réducteur. Leur effort est le plus total de tous : il n’est pas une dimension athlétique ou psychologique qui ne soit sollicitée par le pugilat, et dont les plus grands boxeurs ne sachent extraire la quintessence. De mon côté, j’ai détesté avec passion l’essentiel des heures d’éducation physique qu’imposait mon bahut de garçons, jusqu’à trouver où me planquer pour fumer des clopes. À l’heure de me mettre sur la gueule avec quiconque cherchait un défi accessible, j’adoptai illico une tactique d’opossum vouée à minimiser toute douleur ressentie. Je n’avais rien d’un boxeur. Et surtout rien de Marvin Hagler.

Du moment où il poussa la porte de la salle des frères Petronelli à Brockton (Massachusetts) un jour de 1969, Hagler a tout appris de ce que l’on pratiquait sur un ring, poussant sa quête d’excellence au-delà même des standards de ses mentors. Il boxait en gaucher tout en écrivant de la main droite, à la manière d’un Rafa Nadal, parce que la fausse garde perturbe l’adversaire bien davantage. Il maîtrisait toutes les distances possibles d’un combat, de loin grâce à son long jab du droit, à mi-distance où son effrayante efficacité des deux mains trouvait sa pleine mesure, et de près, voire dans l’obscur travail du clinch à l’ancienne, parce que sa technique et sa force physique le lui autorisaient sans qu’il en raffole pour autant. Il pouvait travailler en avançant comme en reculant, le poids du corps sur la jambe avant ou arrière, tantôt D’Artagnan, tantôt Panzer IV. Sa seule vraie faiblesse, au fond, naquit de sa polyvalence : devant l’abondance du matériel à disposition, il pouvait se tromper d’outils, donc de combat.

Monsieur Indestructible

Parmi mes rares certitudes sur moi-même, je puis affirmer n’avoir aucune disposition naturelle pour l’activité physique. Ma souplesse est inexistante, j’émets un bruit de chaudière fatiguée passé le premier kilomètre en petites foulées, ma coordination oeil-main m’attire force ricanements à la moindre partie de pétanque, et faute de centaines de pompes effectuées soir et matin ma silhouette serait plus proche encore de celle d’un coton-tige. Marvin Hagler, au-delà de l’extrême exigeance de sa préparation – songez qu’il chaussait des rangers pour aller courir – était doté d’un parfait physique de boxeur, toutes les images d’époque l’attestent, au potentiel encore rehaussé par ce qu’il convient d’appeler un super pouvoir proche de celui de Wolverine : l’indestructibilité. Lorsqu’il affronta le tentaculaire Tommy Hearns, Hagler choisit en complète connaissance de cause de s’exposer à la droite la plus létale du monde plutôt que de se risquer à une incertaine partie d’échecs. On connaît la suite : ladite droite se brisa sur son crâne, au sens propre. Passé exactement une demi-seconde de flottement, il démolit Hearns avec fureur et méthode.

L’autre anecdote est moins connue : Marvelous Marvin Hagler ne fut officiellement mis à terre qu’une seule fois en 67 combats professionnels, au premier round d’une défense de titres l’opposant au rude puncheur argentin Juan Roldan – par ailleurs démantelé 9 reprises plus tard. Il avait glissé. Des années après, il confiait encore la contrariété qu’il retira d’un tel affront à son menton en tungstène. Ma vraie découverte de la carrière de ce poids moyen légendaire consista d’ailleurs à mettre au jour une suite de contrariétés vécues jusqu’au faîte de sa gloire, et dont il fit le carburant d’une motivation toujours plus féroce. L’impitoyable prédateur alpha décrit à longueur de reportages avait bien eu de quoi nourrir sa hargne de taulard protegeant son quatre heures. Entre enfance en banlieue ouest de Paris, triptyque collège-lycée-prépa privés, grande école de commerce et deux décennies en costume à branloter un ordinateur portable, on mesure mal le sens intime et profond du mot « contrariété ». Voire du verbe « surmonter ». L’un comme l’autre, Hagler les personnifia.

La gloire sous les cannettes de bière

Il puisa son ressentiment bien au-delà de l’aimable poncif du champion sorti de la misère à la force du poignet, quand bien même la case « misère » fut bien cochée. Marvin Nathaniel Hagler était le fils aîné d’une mère célibataire de six enfants contrainte à quitter Newark (New Jersey) après les sanglantes émeutes de 1967. Il eut son premier job de manutentionnaire à treize ans, et dut renoncer, père dès le lycée, à une tentative olympique malgré une prometteuse carrière en amateurs. Il écuma la Nouvelle-Angleterre pour des combats professionnels à 50 ou 100$, dut aller se frotter aux durs de durs de Philadelphie pour se faire un nom, et supporta des années durant l’ostracisme des parrains de la boxe de l’époque, Bob Arum et Don King, jamais à court de prétextes pour lui dénier une chance mondiale. La prophétie de Joe Frazier au jeune Marvin Hagler – « Tu as trois obstacles face à toi : tu es noir, tu es gaucher et tu es bon » – résonnait dans sa tête chauve jusqu’à la nausée. Allergique aux contrats à tiroirs et doubles fonds comme à la voracité proverbiale des promoteurs rois, il dut menacer ces derniers d’aller en justice pour obtenir son dû.

Ce n’est qu’en 1979, après la bagatelle de 50 combats pros, qu’Hagler obtint de défier le quasi hémophile Vito Antuofermo, champion du monde unifié des moyens, un besogneux largement à sa portée. Il put ensuite se reprocher d’avoir levé le pied en fin de combat, croyant la victoire acquise, comme Whitaker ou De La Hoya après lui : la magie noire de Vegas avait opéré, soldant la confrontation par un étrange match nul. On n’y reprendrait plus Marvelous Marvin, devenu subséquemment le spécialiste des succès par KO en championnats du monde. En commençant par régler le cas de l’Anglais Alan Minter, tombeur d’Antuofermo, sur ses terres londonniennes en septembre 1980. Trois rounds à rectifier un tenant du titre qu’on eût dit passé au travers d’un pare-brise lorsqu’on l’arrêta. Las, Hagler ne put célébrer dignement le sacre tant attendu, la faute à une horde de crânes rasés locaux bombardant le ring de canettes de bière pour monter leur dépit de voir le plus noir des deux l’emporter.

33% ou rien

Une fois achevée son interminable ascension par la face nord, j’imaginais sa détermination absolue à rester sur le toit du monde. Pour ça, appliqué et affûté, il péta des gueules à la chaîne. Antuofermo tint cette fois quatre rounds. Obelmejias prétexta s’être cassé la main pour expliquer une première défaite en huit, mais Hagler expédia la revanche en cinq. Mustafa Hamsho dura assez pour requérir 55 points de suture, avant de baisser pavillon plus proprement la fois suivante, qui dura certes moins de neuf minutes. En une demi-reprise, « Caveman » Lee fut renvoyé à sa caverne. Tony Sibson tint six rounds contre un Hagler à son meilleur et l’embarras d’une coquille détachée en plein combat. Le costaud Wilford Scypion choisit bien mal son soir « sans », balayé en quatre. On eût pu croire Hagler enfin comblé, mais la consécration, la vraie, tardait toujours : d’autres stars face à lui et des pubs à la télé, le tout en imposant les 33% de commission dûs aux Petronelli. Un pur acte de fidélité, jamais formalisé par mieux qu’une poignée de mains, souvenir du temps où Pat et Goody s’assuraient que le jeune Marvin mange à sa faim.

Fin 1983, le premier des grands noms assez dingues pour s’y risquer fut Roberto Duran, et sa maîtrise innée de la folie lui valut presque de créer l’exploit : pour une fois posé et défensif, en tête après 12 rounds, l’ex terreur des légers échoua d’un rien sur les trois cartes. Ce fut la seule victoire de Marvin aux points en championnat du monde, et mon premier souvenir du bonhomme. Vint ensuite le défi du « Hitman » Thomas Hearns ; on sait ce qui advint alors de la droite qui avait embouti « Manos de piedra » Duran. Hagler tenait sa victoire historique – le plus grand premier round jamais vu entre 12 cordes avec celui de Dempsey contre Firpo -, ses 5,6 millions de dollars garantis et son spot pour Pizza Hut. Son tort fut peut-être de poursuivre, carressant l’hypothétique espoir d’un superfight contre l’icône médiatique des welters Sugar Ray Leonard, lui qui des années durant avait vampé Marvin à la manière experte d’une effeuilleuse haut-de-gamme. Avant Leonard, il y eut John Mugabi, talent stratosphérique qu’un Marvelous déclinant dut fracasser à jamais pour éviter de tout perdre. Et puis survint ce 6 avril 1987, peut-être un monument de prestidigitation marketing – lisez-donc Frédéric Roux -, certainement une défaite tactique concédée au roué Sugar Ray.

Pour tous, l’incarnation de ce qu’il avait défendu

J’ai choisi Marvin Hagler comme idole sportive des années après cette ultime défaite, ce qui m’évita d’en concevoir trop d’amertume. Bien d’autres que moi en ont fait autant, souvent plus jeunes, parfois même nés beaucoup plus tard que Hagler vs Leonard. Marvelous aurait pu n’être qu’un tyran des moyens parmi d’autres, s’attirant le respect dû aux Zale, Monzon ou Hopkins. Mais ce qui lui valut tant de frustrations au contact du boxing business fut précisément ce pourquoi il devint aussi populaire une fois sa carrière achevée. Si Hagler n’était pas le préféré de tous, aucun fan de boxe revendiqué n’aurait pu prétendre se tamponner de son parcours de champion. Marvelous Marvin Hagler symbolisait une boxe en laquelle tous voulaient continuer à croire même si son temps était révolu, supposément héritée des époques en sépia et bien que celles-ci eussent été, à leur manière, tout aussi corrompues que l’actuelle : un respect de la parole donnée, des victoires nettes et sans bavures, une stricte méritocratie en col bleu, des champions incontestés dans leur catégorie, les combats vedettes à la hauteur des espérances, la primauté de l’effort sur le paraître comme de la sobriété sur les rodomontades, le mépris des tours de passe-passe si prisés des marchands de pay-per-views.

Sexagénaire érigé en modèle, Marvelous Marvin Hagler portait beau, et son inamovible sourire en public laissait imaginer que les frustrations du passé étaient sinon oubliées, au moins compensées par la conscience d’incarner pour tous ce qu’il avait tant défendu. Son décès prématuré laisse la communauté entière dans un rare état de sidération. Il y avait de la boxe, samedi soir dernier, en direct du Texas, une affiche prometteuse entre criquets latinos de 115 livres, le genre de duel à la sulfateuse où personne ne peut tricher. C’est en ouvrant un oeil à trois heures du matin, comme rituellement, que j’ai lu la nouvelle. Le vénérable Michael Buffer, recruté comme ring announcer sur HBO au pic de la carrière de Hagler et désormais reconverti dans la télé en ligne, l’apprit au public de l’événement semi-déconfiné. Sa voix se serra alors, imperceptiblement. Il n’en menait pas large et moi non plus. Je suis convaincu que les morts se foutent de tout, mais en ce qui me concerne l’exceptionnel combat que se livrèrent dans la foulée Juan Francisco Estrada et Roman Gonzalez eut un réel effet thérapeutique – plus encore que le whisky bu à petites gorgées. 2500 coups échangés en 12 rounds haletants, soit le meilleur hommage possible au divin chauve.

Top Rank Boxing – The Worldwide Leader in Boxing Promotions

Vint alors le moment de la décision officielle, dont l’aberrant 117-111 attribué à Estrada par le juge Carlos Sucre ; de quoi rappeler en picotant la carte de 118-110 en défaveur de Hagler lors de sa défaite contre Leonard, oeuvre d’un certain José Juan Guerra. Promoteur de Hagler vs Leonard aujourd’hui âgé de quatre-vingt neuf ans, Bob Arum est toujours l’un des hommes les plus influents du noble art. La prochaine soirée de boxe organisée sous son label Top Rank aura lieu samedi prochain.

10 commentaires sur “Marvelous Marvin Hagler, 1954-2021

  1. Toujours plaisant de te lire. Y a pas à dire, tu as vraiment un style, ta marque de fabrique. Cet hommage au héros qu’est Hagler pour toi est touchant en ce sens où, à travers ce billet tu transposes tes souvenirs et c est sympa de ce que tu laisses transparaître de toi. Désolé si ce n est pas très clair mais c est bienveillant.

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  2. Quel hommage. Merci Beaucoup, j’ai pris Beacoup de plaisir. J’ai encore du mal à me dire qu’il est parti, lui la machine… Alors si lui y passe, alors je veux bien y croire, nous y passerons tous.

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