Il faut imaginer Jordan malheureux

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Gamin, je détestais Michael Jordan parce que l’aimer était trop facile. Trop adroit, trop athlétique, trop décisif, trop scoreur, trop défenseur, trop costaud, trop résilient, trop beau, trop gracieux, trop photogénique, trop professionnel, trop vendeur. Pourquoi soutenir le seul champion qui n’en aura jamais besoin ?

Le Nemesis de mon Racing Club de Utah

Non que je lui aie jamais dénié le moindre mérite sportif – certains argumentaires en ce sens relèvent d’une réjouissante dinguerie -, mais je lui en voulais d’avoir fait du basket une science exacte. Dieu sait combien de matchs de playoffs je m’infligeai en direct, jusqu’à l’ultime volet des finales 92 la veille de mon bac de philo – soldé par un 5/20 – sachant pertinemment que les Bulls l’emporteraient. De jeunes années de téléspectateur à courir après un Bip-Bip chaussé de Nike à son nom. J’espérais voir perdre Jordan avec le fatalisme de ceux qui supportent les Romains en commençant un tome d’Astérix.

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Regarder The Last Dance relevait ainsi pour partie d’un masochisme jamais complètement éteint chez l’amateur de sport en fauteuil, français de surcroît. C’était reboire jusqu’à la lie une pleine barrique d’amertume, me redisant à chaque épisode que son point d’orgue seraient les deux succès en finale sur Utah, mon improbable Racing club de Lens de la NBA. L’issue en fut aussi attendue qu’un avis d’imposition : figurez-vous que ça pique toujours un peu. Mais pas que.

Si The Last Dance m’a captivé à ce point, ce n’est pas pour les palanquées d’images d’un Jordan en pleine gloire athlétique dont on fit des milliers d’hectares de posters de chambres d’ados. Ni pour l’évocation raisonnablement honnête de ses manières de despote perfectionniste hors des parquets, comme de la poignée de sujets polémiques qui lui collait aux basques. Ou pour le rappel de la mort brutale de son père James, qu’il dut surmonter au mitan de son ère triomphale, à l’origine de son oubliable expérience de joueur de baseball professionnel. On peut certes déplorer que Jordan garde toujours le dernier mot. Privilège de coproducteur du bazar…

Le type qui a tout gagné ne gagne plus

Mais hormis quelques détails et anecdotes, tout ça était connu. Et pour cause : de quelle carrière sportive a-t-on jamais plus parlé que de celle du numéro 23 ? Non, le plus passionnant, c’est le MJ d’aujourd’hui. Pas ce qu’il raconte, mais ce qu’il montre. À 57 ans, il porte beau et s’exprime bien – la comparaison n’est pas flatteuse pour nombre de ses coéquipiers et adversaires de l’époque. On le sait riche à crever. Son oeil – désormais jaunâtre – s’éclaire lorsqu’il évoque sans pudeur les innombrables manifestations de son amour dément pour la gagne, d’un match décisif au moindre de ses innombrables paris de grand gamin.

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Et pourtant Michael Jordan, quelle que soit sa maîtrise de ses nerfs – ou de la réalisation du documentaire -, promène de souvenir en souvenir un air profondément mélancolique. Le type qui a tout gagné ne gagne plus. Qu’il échoue à remporter un titre en tant que patron du club de Charlotte est une chose – même lui n’a pas certains talents. De toute façon, ce ne serait pas son trophée à lui. Jordan voulait vaincre. Lui-même. Tout le temps et à tout prix.

Gagner parce que son grand frère est meilleur que lui. Parce que son père le rabroue, gamin. Parce que les Bulls qu’il intègre sont mauvais, même si lui est déjà un monstre. Parce que la défaite contre les Celtics était trop pénible. Parce que celles contre les Pistons sont impossibles à avaler. Parce que Magic est une légende à déboulonner. Parce que la presse ose dire que Drexler est un rival. Parce que Barkley a été élu MVP, et pas lui. Parce qu’il adore la salle des Knicks. Parce que le basket, c’est comme les paris incessants sur les jeux de cartes, le golf ou une bête pièce de monnaie jetée près d’un mur : il faut tout rafler.

Pathologie de la victoire

Parce que perdre contre Orlando, même après 20 mois de baseball, est inenvisageable. Parce que que son père aurait été encore plus fier du second Three-peat. Parce que le coach de Seattle ne lui pas serré la main au restaurant. Parce que ça fermerait la bouche du patron Jerry Krause, qui voulait dissoudre une équipe vieillissante. Parce que l’ancien coéquipier BJ Armstrong a célébré une victoire sur les Bulls. Parce que Malone a été élu MVP, et pas lui. Ou parce que le jeune Labraford Smith l’a chambré un soir qu’il rentrait tout. Et parce que MJ a inventé le chambrage en question, comme il l’avouera plus tard, comme des dizaines d’autres raisons de se remotiver. Parce qu’il faut gagner, et c’est tout.

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Saison après saison, The Last Dance empile les exemples de ce qui ressemble fort à une pathologie de la victoire, une terrifiante addiction à la gagne. Sur le parquet, une putain de bénédiction. En témoignent, désabusés autant qu’admiratifs, quantité de ses adversaires, dont le message récurrent est « Pas de honte à perdre face à lui ». Mais, pour le Jordan d’aujourd’hui, peut-être un poison lent. À quoi bon avoir écrit l’Histoire, si  rien n’y ressemblera plus jamais et que la faim, elle, est toujours là ? L’objectif sportif démesuré qui gardait d’aplomb l’ogre « Air » Jordan n’existe plus ; depuis, l’ex-tueur en série peine même à contrôler ses émotions en public. Mais de ce qu’on peut observer et comprendre de The Last Dance, ce mec-là n’acceptera pas mieux en 2020 de ne pas être champion NBA en tant qu’arrière des Chicago Bulls qu’en 1990 ou 1999.

Vouloir être plus grand que Magic et Bird. Y parvenir, et plus encore, défiant tout imaginaire fécond. Finir bouffé par le deuil insensé de cette grandeur-là. Il faut imaginer Jordan malheureux. Là-dedans, j’ai trouvé de quoi me le rendre sympathique. Il était temps.

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