L’Albatros, Nicolas Houguet

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Il me semble que ça date de mai 2016. Je venais de produire un pensum de 19000 signes sur un concert de hard rock, repris par un site web d’honorable réputation. Vérifiant compulsivement le compteur à « likes », je m’aperçus qu’un zozo avait laissé un commentaire. Trois ou quatre mots aimables, de surcroît. Qui diable laisse encore des commentaires sur un fanzine en ligne, en ces temps où chacun peut hurler à la face du monde l’infinie pertinence de son avis singulier, le tout en un seul clic ? On était donc en mai 2016, et Nicolas Houguet commençait déjà à me courir sur le haricot.

Évidemment, je me suis renseigné sur l’auteur de cet inutile débordement de courtoisie surannée, qu’il avait signé de son nom. Vouloir à ce point passer pour un chic type est profondément suspect. Tiens donc, le garçon affirme s’y entendre en écriture : monsieur a un blog littéraire. Mollo, gars : techniquement, les pensionnaires de skyrock.com sont eux aussi des blogueurs. Certes, L’Albatros enregistre un certain traffic. Et puis les papiers sont salement bien écrits. Cela dit, le mec ne peut pas s’empêcher de parler de lui. Là aussi, ça cache quelque chose. À croire que ses articles sont coécrits avec les auteurs, au sens où les livres qu’il a aimés sont autant d’occasions pour lui de se hisser sur leurs épaules pour produire autre chose encore, une forme de prolongement de leur texte avec ses propres mots. Rendre compte de ce qu’il a lu serait trop simple, naturellement. Bref : du pur narcissisme. Ça ne se fait pas. L’éthique en béton armé des vrais jaloux ? Vos gueules.

Une certitude me gagne : pour la démasquer, il faut voir la bête. J’avise une rencontre en librairie dont il se dit « intéressé » sur Facebook. J’y suis à l’heure pétante. On échange trois mots par messagerie : en fait, il ne viendra pas. Autour de moi, soixante chaises pliantes, une huitaine de vieilles, un auteur contrarié et un intervieweur embarrassé. Je m’ouvre à l’absent de ma grande détresse et du tragique de la situation. La réponse fuse : « Ça sent la partouze. » Je rigole tout seul, politesse du désespoir réel dans lequel m’a plongé sa cruauté. Avance rapide : quelques mois  plus tard, Stock annonce la sortie de L’Albatros, de Nicolas Houguet. Allons donc. Désormais, il fourguera aussi sa volaille au format papier. Le mec ne recule devant rien. Bah, c’est un mal pour un bien : j’irai à la soirée de lancement. Le bougre sera bien obligé d’y être, et avec un peu de chance, je savourerai son bide en sirotant mon rosé de cubi dans un gobelet en plastique. Las, le soir venu, c’est blindé de passionnés, et pas des moindres. On boit dans des verres à pied. Caramba. Reste à lire le livre, en espérant qu’il soit mauvais.

L’Albatros est un récit. Ha ! Il parle encore de lui-même. M’aurait étonné. Plus précisément, le récit d’un concert de Patti Smith auquel Nicolas assiste en octobre 2015. À ce concert, E. sera présente. Pour lui, l’auteure-compositrice de Horses fut un coup de foudre musical d’adolescent, et E. le premier grand amour. C’est dire si la soirée promet. E. et Nicolas ont convenu de se croiser à la sortie. Une précision s’impose ici : où qu’il aille, Nicolas a toujours sa place à lui. En retrait des autres, parfois. Ce n’est pas tant qu’il réclame ce traitement particulier, en dépit des indéniables manières de vedette évoquées plus haut. Cette singularité lui vient plutôt d’une sorte de camisole plombée appelée « paralysie cérébrale » ; elle explique qu’il soit rarement vu sans l’encombrante compagnie d’un fauteuil roulant d’environ 200kg. Il en rigole parfois, lui que son profil de réseaux sociaux présente – entre autres – comme un « bipède approximatif ». Pourquoi pas nous, hein ? Non, ça n’attendrira pas mon regard vengeur. Fallait pas choisir Patti Smith : là encore, il n’aurait pas mieux fait exprès, le bougre. Moi, je l’ai vue au siècle dernier. Une semaine avant de me faire rendre une bague. Alors maccache, pas de quartier.

« J’ai su, dès qu’elle me l’a dit, que c’était fini. J’ai regretté de ne pas être parti sur l’instant, dans une colère tapageuse qui claque les portes. Sauf que je suis physiquement incapable de claquer une porte. Je suis bien trop poli pour ça. J’aimerais avoir un jour le courage de mes colères. »

La playlist s’égrène, et le concert ne le déçoit pas. Titre après titre, Nicolas a des réminiscences. Il récapitule les étapes de sa vie d’enfant, d’ado et d’adulte en fauteuil. Sa singularité, le cocon qu’il se façonne avec ses proches, l’infinie difficulté à aller vers les autres, dans le village aux cinquante nuances de brun et le collège 70s aux allures de prison psychédélique. Une oscillation permanente entre révolte et acceptation. J’avoue qu’il a failli m’avoir. Bien sûr, qu’il porte une croix qu’on n’imagine même pas. Mais ce qui l’aura marqué et façonné, en somme, tout tricycle ou chaise à roulettes pris par ailleurs, c’est la montée en graine de n’importe quel introverti en parfait décalage par rapport à ses pompes. Je les ai faits, aussi, les tours de cour de récré solitaires. Ma fière monture était une paire de mocassins Jacadi. Plus tard, il a aimé comme un dingue, sans le mode d’emploi qui allait avec, avant de retomber à côté du trampoline ? Non, Jeff, t’es pas tout seul. J’ai eu mon concert de Patti Smith à moi, hein. Simplement, il parle bien, le Jeff. Ça, oui. Accordé.

Il parle si bien qu’il me fait marcher lorsqu’il ose un « ma promesse de l’aube » en parlant de sa mère. Sans déconner. J’en aurais dézingué d’autres pour moins que ça. Qu’il me fait reconnaitre que mes Rolling Stones adorés n’ont pas la moitié des gonades d’une Patti Smith. Voilà, c’est fait. Voire, qu’il me fait hasarder d’étonnants lieux communs pour expliquer la richesse des sensations décrites tout au long du rituel chamanique qu’est la performance de la dame. Un truc du style : « l’acuité sensorielle exacerbée de l’auteur évoque celle que l’on prête aux aveugles, en compensation de leur vision perdue. » Plus gratiné qu’un baril de soupe à l’oignon, mais j’y crois. Pire, Nicolas parle si bien qu’il me fait abandonner l’angle faussement narquois que j’étais résolu à conserver jusqu’au bout de la présente chronique.

« On doit transpirer quand on les sort (les mots) de soi. On doit s’essoufler. Ça doit vous vider, être une nuit d’amour ou bien un marathon. Sinon ça ne veut rien dire. »

L’Albatros est le récit de l’émancipation par l’art des autres – de Mozart à Sigolène Vinson, en passant par Baudelaire, Kerouac et Morrison – et par le sien propre d’un type né en recevant un piano sur la tête. Un type qui a fini par se trouver, with a little help from his friends, après un sacré bon bout de chemin. Un type qui sait désormais ce qu’il veut, et le prix à payer. Une vie d’homme, quoi. Sans doute me suis-je senti plus proche des premiers chapitres que de ceux qui décrivent l’éclosion d’un poète : tout le monde n’est pas un Albatros, et ce n’est certes pas la pire injustice qui soit. En revanche, j’essaie d’écrire. À ce titre, je confesse ma franche admiration de la langue de l’auteur et de sa musicalité – Dieu sait si celle-ci lui est chère. Tout est pesé, élégant, concis, sans trace de la tentation vaine qu’éprouvent tant de « jeunes » écrivains de montrer qu’ils en ont sous la pédale. Sans détours déplacés ni pudeur excessive, non plus. Dire simplement des choses simples, il n’y a guère plus compliqué que cela.

Nicolas Houguet n’a pas fini de me courir sur le haricot.

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