L’arbre monde, Richard Powers

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Là où j’ai grandi, la végétation était un décor, taillé de si près qu’il me semblait artificiel. Devant la maison, une pelouse rase s’étendait de part et d’autre de l’allée de graviers. Sagement plantés le long de la haie, à intervales réguliers – seul un taillis, à droite de l’allée, faisait exception – quelques arbres étendaient de maigres ramages. Leur intérêt premier était de faire des cages de foot acceptables. Sous la fenêtre du salon, le massif de tulipes et de pensées, au motif régulier comme un formulaire Cerfa, n’aurait guère déparé sur un morne rond-point. De l’autre côté de la maison, un haut cerisier s’élevait, déplumé et solitaire, entre la 2CV et la R20 de mes parents. Une ouverture dans son tronc avait été colmatée avec du ciment. Le jardinier responsable de toute cette luxuriante féerie s’appelait – vraiment – Francisque Bataille.

Saleté de cèdre majestueux

Ma chambre était une sorte de cube de deux mètres cinquante d’arrête environ. Puisqu’être dernier de famille avait aussi ses avantages, elle était pleine à craquer de jouets et de bouquins. Je la quittais rarement, même par beau temps : le jardin n’appelait ni aux jeux, ni aux aventures. Preuve de mon inintérêt quasi absolu, en plus du cerisier, je n’ai jamais su nommer aucun de ses arbres, hormis la paire de peupliers parfaitement rectilignes qu’on eût dits au garde-à-vous. Comme ils étaient selon moi les plus hauts du voisinage, ils faisaient ma fierté de petit garçon.

Je vécus un drame particulier le jour où l’on dut les raccourcir : il était désormais indiscutable que le cèdre du Liban d’à côté était plus grand. Il jouxtait une maison en meulière quasi identique à la nôtre ; son jardin, cependant, n’avait rien de commun. Le fameux cèdre, déjà, dont l’opulente majesté tranchait avec la rectitude de balais de chiottes de mes tristes peupliers. Et puis un coin sud-ouest entièrement occupé par un bosquet hétéroclite et touffu à souhait, que nous appelions, avec les enfants des locataires successifs, « la forêt ». Y jouer avait du sens. Mais c’était chez les voisins.

« Ce qu’il faut, c’est une bonne histoire »

À un numéro d’impasse près, peut-être aurais-je pu traverser une bonne demi-vie dans une symbiose bien plus étroite avec les arbres ; au lieu de quoi je suis aujourd’hui un écolo-résigné flemmard, aussi terrifié devant un documentaire sur les catastrophes environnementales que placide une seconde après avoir zappé, et jamais plus à son aise qu’à Paris, New York, voire Londres – lorsqu’il n’est pas traversé par le Tour de France, un paysage bucolique attire mon attention s’il est longé par la 5eme Avenue, Kensington Road ou la rue Manin. Quelques semaines par an, à côté du ficus qui périclite dans mon salon, un cadavre d’épicea fait ma joie. Je ne me déteste pas pour autant. En tout cas, pas pour tout ça.

Je vous imagine, à ce stade, remonter en tête du présent article pour vérifier son titre. Mais oui, les 426 mots qui précèdent ont tout à voir avec L’arbre monde, de Richard Powers, Grand Prix de littérature américaine 2018. Comme le répète Adam, personnage clé de ce roman choral de 533 pages, « Les meilleurs arguments du monde ne feront jamais changer d’avis. Pour ça, ce qu’il faut, c’est une bonne histoire ». Alors que, depuis des décennies, les preuves formelles des cataclysmes en cours sont agitées sous les yeux de toute personne dotée d’un cerveau qui fonctionne, elle garde de bonnes chances de s’en contrefoutre. Le génie de Richard Powers consiste donc à utiliser la forme romanesque là où la non-fiction a si longtemps échoué.

« Personne ne voit les arbres. Nous voyons des fruits, nous voyons des noix, nous voyons du bois, nous voyons de l’ombre. Nous voyons des ornements ou les jolies couleurs de l’automne. Des obstacles qui bloquent la route ou qui obstruent la piste de ski. Des lieux sombres et menaçants qu’il faut défricher. Nous voyons des branches qui risquent de crever notre toit. Nous voyons une poule aux oeufs d’or. Mais les arbres… les arbres sont invisibles. »

Grandir avec les arbres

Nulle autre oeuvre qu’un roman ne sucite mieux l’engagement de l’individu dans un récit, ainsi qu’une réflexion intime sur ses propres similitudes avec les personnages, et ce que seraient ses propres choix dans leur situation. Pour évoquer la connexion irréfutable et globale entre les spécimens les plus aboutis des règnes animal et végétal, Larbre monde prend le temps d’une exposition fouillée de sa petite dizaine de protagonistes, évoquant la lignée dont chacun est issu, et son propre lien, plus ou moins étroit, avec les arbres auprès desquels il a grandi et vécu toute sorte de bonheurs, drames et transformations.

Ainsi, l’artiste Nick hérite de l’inestimable série de clichés pris chaque mois par ses aïeux du chataîgner rarissime dominant la ferme familale. Alors que son avion est abattu au-dessus du Cambodge et que son parachute part en torche, le sergent Douglas Pavlicek doit sa survie au figuier solitaire qui amortit sa chute. Mimi Ma partage avec ses soeurs les trésors rapportés par leur père de sa Chine natale, après un drame survenu au pied du mûrier qu’il planta devant leur maison. Olivia consacre ses années de fac à une quête éperdue de fiesta et de défonce, ignorant quotidiennement l’arbre magnifique planté en bas de son appartement, jusqu’au jour où un accident stupide fait d’elle une femme nouvelle.

L’irrémédiable connexion du vivant

Ray et Dorothy aquièrent un arbuste à chacun de leurs anniversaires, comme les parents d’Adam en plantent un à la naissance de chacun de leurs enfants ; l’observation des colonies de fourmis à leur proximité donnera à leur dernier-né le goût de celle des humains. Génie précoce d’une informatique à ses prémices, Neelay se réfugie dans un chêne après un terrible sermon de sa prof d’anglais… Et tombe de haut. Enfin, Patricia, enfant chérie d’un père qui l’éveille à l’amour des arbres et d’Ovide, grandit dans sa bulle de malentendante, jusqu’à devenir une botaniste iconoclaste, méprisée puis révérée.

Tous convergent au début des années 90, alors que la sauvegarde des forêts millénaires de la Côte Ouest devient une cause populaire et relayée par les médias. Ils y contribueront à hauteur de leurs talents et colères respectifs, épuisant un à un les moyens légaux, jusqu’à envisager l’irréparable. Des caractères si dissemblables aux trajectoires spécifiques, originaires d’états différents, sont irrémédiablement connectés, comme le sont les arbres d’une même forêt, voire très distants – une thèse soutenue et démontrée par Patricia.

Appétissantes ficelles

Ces militants qui s’ignorent ou se revendiquent ne sont pas réductibles à l’écologie : ce sont des personnages très construits, suscitant ainsi une empathie profonde, puisque L’arbre monde n’est pas un manifeste. C’est un roman magistral, qui entraîne le lecteur, à la suite de ses héros, à son propre examen de conscience planétaire, alors qu’il suit fébrilement les joies, les révoltes, les amours, les drames et les trahisons que vivent, subissent ou s’infligent Patricia, Doug, Olivia, Neemay et les autres. On pourrait reprocher à l’auteur l’usage de certaines ficelles mélodramatiques d’épaisseur variable ; je confesse cependant avoir mordu à chaque hameçon avec voracité.

Fort de la puissance romanesque de son oeuvre, l’auteur peut transmettre sans gavage intempestif une somme considérable d’informations. On s’émerveille de sa faculté à se renouveler sans cesse dans sa description des forêts de chaque continent, qui confine à la poésie pure. Une bête souche s’avère abriter son propre écosystème, d’une complexité et d’une utilité infinies. Le tronc d’un séquoia recèle, à soixante mètres du sol, d’authentiques piscines où vivent des batraciens. L’osmose avec la forêt influe sur le corps et la psyché des humains.

« Des pans de soleil traversent des troncs couverts de lierre, les moteurs de vie les plus fous de la Terre. Chaque surface est surchargée d’espèces, et rappelle que l’ ‘ahurissement’ provient du ‘hérissement’. Tout n’est que frange, nattes et tresses, écailles et épines. Elle a du mal à distinguer les arbres des haubans de lianes, des orchidées, des plaques de mousse, des broméliacées, des bouquets de fougères géantes, des matelas d’algues.

Il y a des arbres qui fleurissent et fructifient à même le tronc. Des kapokiers bizarres, de douze mètres de circonférence, dont les branches varient de l’épineux au brillant au lisse, à partir du même fût. Des myrtes éparpillés dans la forêt qui fleurissent tous le même jour. Des Bertholletia produisant de véritables boulets de canon, cornes d’abondance remplies de noix. Des arbres qui font tomber la pluie, qui donnent l’heure, qui prédisent le temps. Des graines aux formes et aux couleurs obscènes. Des cosses en forme de poignards et de cimeterres. Des racines sur échasses, des racines serpentines, des remparts sculptés, des racines qui respirent. Un délire d’idées et de solutions. La biomasse est folle. Un coup de filet à papillons suffit à le remplir de vingt espèces de scarabées. Un matelas de fourmis attaque Patricia pour avoir touché les arbres qui les nourrissent et les abritent. »

La Neuvième de Beethoven pour kazoo solo

La démonstration scientifique de l’adaptabilité, de l’intelligence collective et de la capacité des arbres à communiquer épate, au point de remettre en cause des hiérarchies solidement ancrées : il n’est d’ailleurs pas vain de rappeler, comme le fait Powers par la voix de Patricia, la quantité d’ADN que nous partageons toujours avec les plantes (« Si on unit assez d’êtres vivants, dans les airs et sous terre, on finit par obtenir quelque chose qui a une ‘volonté’. La forêt. Une créature menacée »). Ni le fait que certaines espèces ne doivent pas être protégées au seul nom de la biodiversité, mais pour l’utilité que la science finira par leur découvrir, par opposition à l’utilitarisme court-termiste qui domine notre époque (« Dans un monde d’utilité parfaite, nous aussi serons contraints de disparaître »). Il est envisageable que le traitement du VIH se cache encore dans l’un des larges pans inexplorés du vivant (« C’est peut-être le grand projet de l’humanité que d’apprendre ce que les forêts ont appris »).

Les effets délétères des déviances du capitalisme contemporain ne sont bien sûr pas épargnées par L’arbre monde, de la cupidité des exploitants forestiers à l’incohérence fondamentale d’un peuple qui se méfie de l’avidité de son gouvernement, mais autorise la destruction pour des intérêts privés d’un bien commun aussi important que les séquoias géants, en passant par l’escroquerie marketing du replantage systématique (« On peut remplacer les forêts par des plantations. De même qu’on peut réarranger la Neuvième de Beethoven pour kazoo solo »). Connexe à la question des arbres, l’aimable taquet administré au passage à Amazon fait sourire (« Une fois qu’on a acheté un roman en pyjama, on ne peut plus faire marche arrière »). Il serait simpliste d’imputer l’apathie généralisée de l’Occident au seul libéralisme de marché, aussi Powers s’emploie-t-il à démonter les ressorts psychologiques collectifs des êtres humains qui rendent un tel déni possible, dans un « épais brouillard de confirmation mutuelle ».

« On encaisse un milliard d’années de bons d’épargne planétaires et on claque le fric en pacotille bling-bling. Et ce que Douglas Pavlicek voudrait savoir, c’est pourquoi il est si facile de s’en rendre compte quand on est tout seul dans une cabane à flanc de colline, et presque impossible à croire quand on sort de la maison pour rejoindre plusieurs milliards de gens repliés sur le statu quo. »

Croire dans le roman pour croire, tout court

Un fatalisme horrifié gagne progressivement le lecteur jusqu’au dénouement doux-amer de l’ensemble, seule vraie issue possible d’un roman voué à convaincre qu’il est encore temps d’agir. Vous aurez compris que L’arbre monde a produit une certaine impression sur l’auteur de ces lignes, aussi éloigné qu’il ait pu l’être des convictions partagées par ses protagonistes. Le travail entamé par mes méninges se poursuivra un certain temps. Sans doute pas de quoi courir m’enchaîner à un arbre centenaire menacé ; assez, peut-être, pour que grandisse enfin le petit garçon qui prenait la végétation pour un décor artificel. Il le devra alors plus à Richard Powers qu’à Al Gore ou Nicolas Hulot.

« Les livres divergent et rayonnent, aussi fluides que des pinsons sur une île isolée. Mais ils partagent un noyau dur si évident qu’on le tient pour acquis. Tout le monde imagine que la peur et la colère, la violence et le désir, la rage mêlée d’une capacité inattendue à pardonner – les sentiments des ‘personnages’ – sont tout ce qui importe en dernier ressort. C’est une croyance d’enfant, bien sûr, à peine moins naïve que de croire que le Créateur de l’Univers daignerait administrer des sentences comme un juge fédéral. Être humain, c’est confondre une histoire satisfaisante et une histoire pleine de sagesse, c’est prendre la vie pour un énorme bipède. Non : la vie se mobilise à une échelle beaucoup plus vaste, et si le monde échoue c’est notamment parce qu’aucun roman ne peut rendre le combat pour ‘le monde’ aussi captivant que les luttes entre quelques humains égarés. »

C’est magnifique, mais gageons que le filou n’en est qu’à moitié convaincu : dans le même bouquin, il démontre le contraire. « Les meilleurs arguments du monde ne feront jamais changer d’avis. Pour ça, ce qu’il faut, c’est une bonne histoire ». Croire dans le roman aide à croire, tout court. Et L’arbre monde est en tout point digne de cette foi.

5 commentaires sur “L’arbre monde, Richard Powers

  1. Bonjour,
    Si tu es toi aussi à ton aise sur Instagram qu’un chinchilla dans les phares d’un Hummer, je suis moi comme une mouche dans le miel sur un blog littéraire : envie de tout lire mais perdue. Concernant ton blog, et à l’avance merci de bien vouloir pardonner mon idiote question, j’aimerais pouvoir écouter tes chroniques dans mon auto : deux chroniques de 10 minutes et hop je suis au boulot. J’en viens à ma question : comment fait-on pour télécharger un contenu sonore provenant de ton blog (j’ai aussi trois ados à la maison mais j’en ai marre qu’ils me prennent pour une quiche) Merci merci 🙂
    Bonne journée et ravie de t’avoir découvert grâce à Instagram
    @anne_litt_

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    1. Un commentaire qui fait très plaisir ! Merci beaucoup pour ça. Pour l’instant, les fichiers audio sont accessibles en lecture directe depuis la page de chaque article. Je soupçonne que nos degrés de maîtrise de la technologie web sont comparables : ) J’avoue n’avoir pas encore appris comment créer des podcasts… tout en supposant que ce n’est pas socrcier. Il est très possible que je m’y mette. Merci encore pour ta gentillesse, Antoine

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