Eureka Street, Robert McLiam Wilson

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Les détracteurs d’Hunter S. Thompson sentent l’eau de cuisson des Knackis et font mal l’amour. C’est en tout cas la façon dont je me les figurais dans un passé récent. Robert McLiam Wilson, dans l’un de ses papiers pour Charlie Hebdo, a laissé entendre qu’il n’aimait pas Hunter S. Thompson, ce dont j’avais déduit, presque désolé pour lui, que ses odeurs corporelles comme sa réputation d’amant devaient lui porter un sérieux préjudice. Seulement voilà : il a aussi écrit Eureka Street. Un de ces rares bouquins qui, une fois refermés, laissent imaginer leur auteur échevelé s’exclamer, tel un docteur Frankenstein à la fois fier et dépassé par la portée de sa création : « It’s alive ! It’s alive ! » Peut-être Robert McLiam Wilson est-il, après tout, une exception dans le triste cheptel des Thompsonophobes : on imagine mal pareil miracle pondu par un mal-baisant à l’épiderme qui pue le rance.

Et parfois, tard dans la nuit, quand la plupart dorment comme maintenant, la ville semble s’arrêter et soupirer. Elle semble exhaler ce récit, le restituer comme la chaleur emmagasinée par la terre en été. Ces nuits-là, vous traversez une rue de la ville et pendant quelques minutes dorées il n’y a pas de voitures, et même le bourdonnement de la circulation lointaine reflue, vous regardez les matériaux qui vous entourent, la chaussée, les lampadaires et les fenêtres et, si vous écoutez bien, vous entendrez peut-être les fantômes des histoires qu’on chuchote.

Il y a de la magie dans tout cela, une magie impalpable qui se dissipe pour un rien. C’est à ce moment-là que vous avez le sentiment d’être en présence d’une entité plus vaste que vous. Et tel est bien le cas. En effet, alors que vous regardez à la lisière de votre champ visuel éclairé, vous apercevez les immeubles et les rues où cent mille, un million, dix millions d’histoires sombres, aussi complexes et vivaces que la vôtre, résident. Le divin ne va jamais plus loin que ça.

Car Eureka Street vit, c’est flagrant, indéniable et factuel. Pour faire simple, il s’agit d’un précipité chimiquement pur du Belfast des années 90, celui de la fin des « troubles » sanglants opposant la police, les milices républicaines et celles favorables à l’Union, encapsulé dans 545 pages au format poche. L’histoire de deux copains dont l’entrée dans la trentaine est le temps des décisions, après tant d’années d’acceptation placide du déterminisme socio-économique local. Chuckie, le protestant, vit seul avec sa mère sur Eureka street, étroite enfilade de maisonettes ouvrières aux murs en balsa, dans une harmonie distanciée. Pour enfin retenir plus d’une nuit une femme digne de ce nom, le petit bonhomme rondouillard au cheveu rare décide qu’il sera riche. Un business plan précis et une franche ardeur au travail n’auront rien de nécessaire : Chuckie peut compter sur une gouaille abracadabrantesque, polie des milliers d’heures le cul sur un tabouret de pub, et une compréhension instinctive des failles et des paradoxes de toute la chaîne alimentaire, des acheteurs de godemichés par correspondance aux gestionnaires des subsides dont la Grande Bretagne arrose l’Irlande du Nord à jet continu.

La politique, Chuckie s’en tamponne avec volupté. La preuve : ses meilleurs copains sont catholiques, à commencer par Jake, le narrateur de l’histoire. Si son ami le potelé parpaillot veut enfin gagner du fric, Jake, lui, se borne à essayer de devenir un mec bien. Le défi n’est pas mince non plus. Il a fait des études et lu des livres, notamment grâce à ses parents adoptifs, mais son vrai talent est la castagne. En Ulster, ça vaut son prix. Jake monnaye donc ses bras comme expert en récupération d’objets divers auprès d’une classe moyenne en cessation de paiements. Après les années Thatcher, le business est florissant. Depuis que sa compagne Sarah est rentrée en Angleterre, il traîne son chagrin de tabassages en intimidations, et tombe amoureux quotidiennement, pour des résultats approximatifs. Concentré d’empathie aux épaules de forain, Jake supporte de moins en moins facilement le cynisme absurde des factions en lutte pour le destin d’un pays et d’une ville qu’il regarde, respire, absorbe, dévore, saigne, recrache et exude jusqu’à en constituer l’incarnation mélancolique. Devenir un mec bien, donc. Le programme est ambitieux.

Se réveiller n’est pas le mot juste pour décrire ce que j’ai fait ce matin-là. Il n’y eut aucune émergence hors des ténèbres, aucune percée soudaine de la conscience. Je ne me suis pas réveillé pour de bon : ma maladie a seulement ajouté ce symptôme des yeux ouverts et de la station verticale à une liste déjà longue. J’ai bu un peu d’eau, avec l’impression que l’éponge dure et sèche de ma langue absorbait les premières gorgées. J’ai préparé du café sans trop de problèmes, mais je l’ai ensuite versé dans le cendrier. Deux fois de suite, j’ai allumé le bout filtre d’une cigarette. J’étais tellement à la masse que je les ai fumées quand même.

La situation ne me paraissait guère brillante jusqu’à ce que le chat entame son numéro pour avoir son petit déjeuner. Miaou ! Exactement ce dont j’avais besoin. Je l’ai poursuivi pendant près d’un quart d’heure, pour finir par le coincer dans la salle de bains. Alors que j’essayais de trouver un moyen de le tenir la tête en bas afin de pouvoir lui pisser dessus, il s’est échappé par la fenêtre. J’ai donc pissé dans le lavabo.

Ensuite, je me suis senti beaucoup mieux.

Les chapitres d’Eureka Street paraissent copieux, mais sont rigoureusement dépourvus de temps morts, et l’on integre à une vitesse surprenante le cercle des copains et des proches de Jake et Chuckie. Il y a des salopards et des gros cons, dans le Belfast de Robert McLiam Wilson, en particulier un patron gominé qui fume des cigarillos, des collègues de Jake aux manières d’australopithèques, un beau-père abusif en débardeur, voire un politicard mythomane et un poète démagogue, ces deux derniers inspirés de personnages réels. La dérision et l’humanisme de Jake sauvent la plupart d’entre eux d’un jugement trop définitif, et son récit se concentre sur ceux qui le méritent : parmi eux, la sublime Max, Américaine émancipée dont on se demande bien ce qu’elle fout là, une militante républicaine butée au nom imprononçable et à la détermination de bull terrier, le gavroche catholique, pragmatique et ordurier Roche, le clerc anglais aux belles manières Findlater, en décalage avec un environnement si grossier, voire le clodo Tictac, dont la bande de copains de Jake et Chuckie connaît par coeur les numéros faussement tire-larmes de mendiant-bonimenteur.

Ils contribuent à rendre le roman grouillant de toute sorte d’énergies et furieusement drôle, jusqu’à empiler les épisodes dont on pleure tout seul, ce que je reconnais bien volontiers. Les combines et embobinages délirants de Chuckie, devenu champion des affaires à l’âge de la dérégulation mondiale, même lorsqu’il ne cherche pas spécialement à vendre quoi que ce soit. Un débat télévisé épique sous cocaïne. Les rapports d’amour-haine entre Jake et son gros chat castré. Les souvenirs d’accident de branlette – à base de crème dépilatoire – du Don Juan patenté Septic.  Un « train de la paix » Belfast-Dublin militant pour l’arrêt des attentats à l’explosif brusquement arrêté… Par une bombe. Deux prétendants rivaux qui tentent de se hongrer l’un l’autre en transportant un canapé chez une fille. Ou l’étrange enchaînement de causes et d’effets qui fait de Jake, à son corps défendant, un symbole de la résistance à l’oppression britannique.

Bon nombre des trente années gâchées de Chuckie furent consacrées à la quête de la rencontre érotique. Il avait passé beaucoup de temps à errer dans la ville, à écumer Belfast à la recherche du sexe, à battre un pavé lépreux pour trouver certaine qualité de lubricité. Il la localisa d’abord à la Bibliothèque Centrale, dans la salle de consultation citronnée, chez une fille qui révisait ses examens pour une école de commerce. Il s’assirent près des vingt volumes contenant l’intégralité des discours de Winston Churchill et là Chuckie connut son vingt-huitième orgasme, le premier entre les mains d’autrui.

Ainsi commença une carrière érotique beaucoup plus réussie qu’il n’aurait pu s’y attendre. Chuckie n’était pas beau. Il s’était mis à perdre ses cheveux avant l’anniversaire de ses vingt-et-un ans, son ventre ressemblait à un ballon bien gonflé et il avait les seins d’une jeune fille de treize ans. Malgré tout, les femmes couchaient avec lui selon une espèce de régularité monotone.

On peut être sensible à l’humour d’un auteur au point de verser, grâce à lui, de vraies larmes de rire. Que celui-ci vous fasse pleurer de rage au cours du même bouquin ne relève de rien de fortuit : on tient un romancier. Un vrai. Dans Eureka street, cet effet est moins fréquent que la poilade, mais il éprouve durement son lecteur. Robert McLiam Wilson ne retient pas plus ses coups que Jake et ses collègues huissiers-gangsters lorsqu’il décrit leurs sordides collectes d’impayés dans des quartiers où s’installe la misère (« Je ne m’étonnais jamais qu’ils achètent tous ces trucs qu’ils ne pouvaient pas payer. J’aurais fait la même chose. J’avais fait la même chose. Les seules fois où j’avais vraiment fait de grosses courses, je n’avais pas un sou vaillant. Faire des achats est la seule activité qui vous permet d’oublier que vous n’êtes pas en mesure de faire des achats. ») Ou bien comment la violence omniprésente, parce que l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi, atteint les enfants. Cependant je parle surtout d’une scène d’attentat insoutenable et sublime, hommage du fond des tripes aux victimes éparpillées par une énième bombe, et dénonciation parfaite – ironique et euphémisée au plus fort de la tragédie –  de la folie meurtrière des idéologues perdus qui tuent les leurs au nom de leur liberté. Un shoot de littérature brûlante qui videra tout individu pourvu d’un coeur et d’un cerveau.

Mieux encore, l’émotion ne se cantonne pas à l’hilarité ou à la colère. Dans l’agrégation chaotique de mochetés et imperfections innombrables qu’est Belfast, à laquelle sont dédiées certaines des plus belles pages d’Eureka street (« un simple fouillis de rues et quelques grosses collines, un simple murmure de Dieu ») et qui exerce une attraction indéfinissable sur ses filles et ses fils, on est saisi par la familiarité et l’autenthicité des rapports entre les êtres. C’est tout le paradoxe de cette province, déchirée par l’envie de certains d’en découdre, d’être désormais peuplée de métis de celtes et d’anglo-saxons dont les différences ne sautent plus guère aux yeux, une fois tombés les calicots oranges ou verts. D’ailleurs l’incipit ne dissimule rien des intentions de ce qui suit : « Toutes les histoires sont des histoires d’amour ». On aime Belfast d’instinct, comme on s’y aime entre potes catholiques et protestants, entre parents et enfants pas causants ou à naître, voire entre petits hommes rougeauds et jolies femmes élancées – l’auteur dit souvent à quel point la loterie génétique locale est favorable aux premiers. Des couples inattendus unissent pacifistes et bellicistes. De purs inconnus, aussi, le temps d’un baiser unique et parfait. Des cabossés qui partagent leurs blessures. Des vieux toujours verts. Ou des ménagères qui abandonnent enfin leurs vies entre parenthèses.

« Ce n’est pas fini, dis-je avec confiance en me penchant vers elle.

– Si, c’est fini. »

Elle avait remis du rouge à lèvres, elle portait de nouveau ses bas et ses hauts talons, elle n’était plus nue ; elle avait retrouvé toute sa fermeté.

« Impossible. » J’ai hasardé un sourire.

« N’attends rien de plus.

– Tu ne peux pas m’en empêcher.

– Je peux te le demander »

Elle a donné son adresse au chauffeur, qui a enclenché la première. Mais alors même qu’elle venait de finir son sale boulot, son visage s’est soudain adouci, elle a bondi vers moi pour m’embrasser maladroitement par la vitre ouverte. La promesse des larmes lui écarquillait les yeux, elle s’est cogné la tête en se rasseyant, la coiffure et le rouge à lèvres tout de travers, et elle a disparu.

Debout dans la rue, je l’ai regardée partir en pensant combien il était difficile de ne pas tomber amoureux des gens quand ils faisaient des choses pareilles.

La vie déborde d’Eureka street comme de peu d’autres romans avant et après lui. Au nom d’un tel monument, qu’il me soit permis d’affirmer que non, Robert McLiam Wilson ne sent pas l’eau de cuisson des Knackis, et qu’il ne fait sûrement pas mal l’amour, même s’il n’apprécie pas Hunter S. Thompson. J’en suis étonné, et ravi pour lui.

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